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Plafond de verre et discrimination dans la profession des économistes


Société | Plénière

Il est extrêmement difficile d’établir qu’une catégorie de personnes est discriminée. Les économistes, qui sont passés maîtres dans l’art d’établir des causalités, ont pu mettre en évidence la discrimination dont les femmes sont victimes dans leur profession. Cet article présente le résultat de leurs travaux.

Écrit pour la plénière 1 – Où sont les femmes ?

Quand il crée par un décret de 1808 l’examen du baccalauréat, Napoléon est loin de s’imaginer qu’un jour une femme puisse s’y présenter. Pourtant l’écrasante majorité des bacheliers sont, dans notre pays, des bachelières : en 2018, 86 % des filles ont le baccalauréat contre seulement 76 % des garçons. Ce fossé s’explique par le fait que les filles réussissent mieux à l’école que les garçons, et ce quels que soit les indicateurs retenus (retard scolaire, redoublement, abandon, notes en contrôle continu, taux de réussite et mention aux examens). Ainsi, à la fin du collège, les filles s’orientent davantage vers l’enseignement général et les garçons vers l’enseignement technologique et professionnel.

Sans surprise les femmes sont plus nombreuses que les garçons à accéder à l’université et le déséquilibre entre les sexes n’a fait que s’accroître au cours du temps. Alors qu’il y avait la parité au milieu des années 80, aujourd’hui plus de 60 % des diplômés du supérieur, notamment de Master, sont des femmes. La situation est similaire dans les autres pays de l’OCDE.

Mais où sont les femmes ?

Eu égard à leur niveau de qualification, qui depuis quarante ans est en moyenne supérieur à celui des hommes, on ne peut que s’étonner de leur sous-représentation aux postes de responsabilité, sans parler des écarts significatifs et persistants de rémunérations et de promotions qui caractérisent leur carrière. Ainsi en Union européenne seuls 28 % des postes de cadres sont occupés par des femmes et 16 % des entreprises n’en n’ont aucune dans leur équipe de direction. Ce phénomène d’attrition, connu sous le nom de « plafond de verre », s’observe dans tous les milieux, public comme privé, en politique comme en recherche. Partout, au fur à mesure que l’on s’élève dans les hiérarchies, les femmes se raréfient.

S’il y a une profession qui est particulièrement bien placée pour démêler les problèmes complexes de causalité, c’est celle des chercheurs en économie.

Plus ou moins bien étayées, les explications pour justifier ces inégalités sont nombreuses. Elles font état des différences biologiques : les contraintes liées à la maternité seraient incompatibles avec les exigences de mobilité et de disponibilité d’un poste à responsabilité. Elles font références aussi à des différences psychologiques : peu agressives par nature, les femmes n’aimeraient pas la compétition et fuiraient les situations de conflits. Elles manqueraient du coup des qualités nécessaires au leadership. L’absence de modèles et de mentors féminins, rendrait difficile pour les femmes de s’imaginer à ces postes ce qui inhiberait leurs ambitions, et ce d’autant plus qu’elles ont tendance à se sous-estimer. Finalement, par goût, les femmes seraient moins intéressées par la réussite matérielle que les hommes et du coup ne choisiraient pas des carrières aussi lucratives qu’eux.

De fait, les filles privilégient dès le lycée les matières littéraires et les SVT alors que les garçons vont davantage vers les matières scientifiques et technologiques. Ainsi les femmes représentent 70 % des effectifs en fac de lettres, 63 % en médecine, et 62 % en droit. Elles sont en revanche sous représentées (à peu près 40 % des effectifs) en économie, dans les filières scientifiques et dans les classes préparatoires aux grandes écoles, ainsi que dans les écoles d’ingénieurs où elles sont moins de 30 %. Or les rémunérations sont plus élevées dans les filières de sciences et techniques, dites STEM, et en économie que dans les filières littéraires.

Mais même lorsqu’elles suivent les mêmes cursus que les hommes, Ghazala Azmat montre que les écarts de salaires et de carrière en défaveur des femmes restent importants1. Et ces écarts, qui se creusent au cours du temps, apparaissent très tôt, dès la fin des études. Ainsi, seulement 30 mois après l’obtention de leur master, les femmes sont déjà moins bien payées que les hommes. Il est difficile d’expliquer ces différences par un moindre engagement des femmes au travail du fait de responsabilités familiales (elles n’ont pas encore d’enfant), ni par des qualifications différentes (elles ont en l’occurrence les mêmes diplômes que les hommes) et encore moins par de moindres capacités cognitives ou de travail (leurs résultats universitaires attestent du contraire). Ces différences très tôt dans la carrière suggèrent plutôt que les femmes sont discriminées.

Le problème est, qu’à l’exception des cas où elle est institutionnalisée, il est extrêmement difficile d’établir qu’une catégorie de personne est discriminée car la discrimination a tendance à être auto-réalisatrice. Une personne qui est victime de préjugés va moins bien réussir sa carrière car elle se verra offrir moins d’opportunités (en matière de conditions de travail, de responsabilités, de promotions, etc…). Elle va être, toute chose égale par ailleurs, moins performante, confirmant ainsi les doutes que l’on pouvait avoir initialement sur ses capacités. Ces performances moindres peuvent alors servir de base à ce que les économistes appellent la « discrimination statistique », une forme acceptable, selon eux, de discrimination. Une catégorie d’individu, en l’occurrence les femmes, est discriminée à priori car elle est censée porter une caractéristique négative (par exemple le manque d’ambition et d’engagement au travail) plus fréquemment que les hommes.

S’il y a une profession qui est particulièrement bien placée pour démêler les problèmes complexes de causalité, c’est celle des chercheurs en économie. Les meilleures économistes de la planète se sont donc attelées à mettre en lumière la discrimination dont les femmes sont victimes dans leur profession. Leurs travaux démentent l’idée selon laquelle les obstacles à la carrière des femmes seraient essentiellement le fruit de leur biologie ou de leur psyché.

Un plafond de verre plus épais chez les économistes que dans les autres disciplines

L’écart important entre le pourcentage de femmes titulaires d’un doctorat aux États-Unis (environ un tiers) et celles qui sont finalement promues professeurs (moins de 15 %) témoigne du plafond de verre dans la profession des économistes. La recherche s’attache à documenter et à expliquer ce « leaky-pipeline », à savoir le fait que l’attrition des femmes au fur et à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie universitaire, est plus élevée que celle des hommes. Les études qui cherchent à estimer une probabilité de promotion ou le montant du salaire sur la base de variables observables, dont le sexe, constatent qu’une partie importante des différences entre les hommes et les femmes restent inexpliquées.

On pourrait penser que cet écart n’est pas spécifique à l’économie et s’applique à tous les domaines scientifiques, ce qui est en partie vrai. Donna Ginther et Shulamit Khan comparent les parcours professionnels des hommes et des femmes en ingénierie, statistiques, sciences physiques, sciences de la vie, sciences politiques et économie2. Elles contrôlent pour de nombreuses variables observables, notamment les publications et les citations. Elles montrent que les femmes en économie ont beaucoup moins de chances d’obtenir la titularisation, et mettent plus de temps à l’obtenir que les hommes, mais aussi que les femmes des autres disciplines. En outre, les salaires des femmes professeurs en économie sont, en proportion des salaires masculins, passés de 95 % en 1995 à moins de 75 % en 2010. Et les femmes économistes sont moins heureuses que les hommes avec lesquels elles travaillent, et que les femmes travaillant dans d’autres disciplines.

Un environnement toxique pour les femmes ?

Alice Wu a exploité plus d’un million de messages provenant du site Economics Job Market Rumors, un forum anonyme fréquenté par de jeunes économistes en mal de conseils pour leur carrière3. Après avoir déterminé le sexe du sujet de chaque message, elle a appliqué des techniques d’apprentissage automatique pour connaître les termes les plus uniquement associés aux messages concernant des économistes hommes et ceux concernant des femmes. Les résultats sont perturbants car ils révèlent de forts stéréotypes et du sexisme dans un forum dédié à l’enseignement supérieur4. De fait, de nombreuses femmes économistes déclarent avoir subi des comportements inappropriés lors d’entretiens d’embauche, de séminaires, de réunions et de conférences5. Et lorsque l’AEA interroge ses membres, 40 % des hommes économistes se déclarent satisfaits du climat général de leur profession contre seulement 20 % des femmes. En outre, près de la moitié des hommes sont d’accord pour dire qu’ils se sentent valorisés dans leur domaine, alors que seul un quart des femmes sont d’accord avec cette affirmation.

De fait Pascaline Dupas et al., qui ont étudié la façon dont les femmes sont traitées dans les séminaires d’économie, montrent qu’elles sont interrompues beaucoup plus fréquemment que les hommes, et qu’on leur pose plus de questions jugées « hostiles » et paternalistes6.

Finalement, des expériences contrôlées menées dans le milieu universitaire, où le sexe – d’un candidat fictif sollicitant un professeur réel7 ou d’un enseignant en ligne dont l’identité réelle est cachée aux étudiants8 – est attribué de manière aléatoire, révèlent de forts biais contre les « femmes », tant des étudiants que des professeurs, en particulier dans les disciplines les mieux rémunérées et les établissements privés.

Les femmes économistes tenues à des standards plus élevés

Plusieurs études montrent que les femmes en économie sont tenues à des normes éditoriales plus élevées que les hommes. Michal Krawczyk et Magdalena Smyk montrent dans une expérience contrôlée en laboratoire que les manuscrits rédigés par des « femmes » sont évalués de manière plus critique par les participants que ceux rédigés par des « hommes », indépendamment du sexe réel des auteurs9. Erin Hengel, en utilisant des scores objectifs de lisibilité, montre que les résumés rédigés par des femmes dans les cinq revues les plus prestigieuses de la profession sont mieux écrits que ceux rédigés par des hommes et que l’écart est presque deux fois plus élevé dans la version publiée que dans la version soumise. Elle montre également que les articles rédigés par des femmes prennent une demi-année de plus dans le processus d’examen par les pairs, vraisemblablement en raison de ces standards plus élevés10.

Ainsi, à dossier de publication identique, les femmes ont 17 % de chance en moins d’être titularisées. Les femmes doivent donc s’abstenir de travailler en équipe si elles veulent augmenter leurs chances d’être promues

Les normes plus élevées pour les femmes s’appliquent aussi aux promotions. Heather Sarsons et al.ont étudié les effets du travail en équipe sur la probabilité d’obtenir la titularisation. Ils montrent que lorsque les chercheurs écrivent des articles seuls, leur chance de promotion augmente dans les mêmes proportions quel que soit leur sexe11. En revanche, les articles coécrits ont un effet moindre sur la probabilité de titularisation des femmes comparativement aux hommes. Ainsi, à dossier de publication identique, les femmes ont 17 % de chance en moins d’être titularisées. Les femmes doivent donc s’abstenir de travailler en équipe si elles veulent augmenter leurs chances d’être promues. Et, de fait, Anne Boschini et Anna Sjögren montrent que, dans les meilleures revues, les femmes unique auteur sont nettement plus nombreuses que les hommes12.

Ces derniers résultats jettent un éclairage nouveau sur le plafond de verre. Premièrement, les femmes sont tenues à des normes, en l’occurrence éditoriales, plus élevées qui les ralentissent. Deuxièmement, elles n’obtiennent pas pleinement le crédit de leur travail quand il est fait en équipe. Ces deux effets concourent à faire baisser leur productivité, mesurée ici en nombre de publications, et donc à renforcer les biais de carrière dont elles sont victimes.

Pourquoi est-ce un problème ?

S’il est vrai que les femmes sont victimes de discrimination, on peut cyniquement s’interroger sur l’intérêt de résoudre ce problème. Premièrement, si dans le cadre d’un emploi ou d’une promotion on se restreint à la distribution des talents masculins, les professeurs auront tendance à être embauchés relativement bas dans cette distribution. Or la recherche s’accommode mal de médiocrité. Ignorer le talent des femmes c’est se priver de chercheurs plus compétents et plus créatifs en moyenne ce qui est coûteux socialement. Deuxièmement, les sujets d’études choisis par les femmes sont différents de ceux choisis par les hommes. Les femmes s’intéressent davantage à l’économie du travail et à l’économie publique (santé, éducation, bien-être, environnement) et moins à la macroéconomie et à la finance, et cette différence est stable dans le temps. Par ailleurs les enquêtes menées auprès des économistes, américains comme européens, révèlent que les hommes sont en général plus libéraux, dans le sens qu’ils sont plus susceptibles que les femmes de penser que les marchés fonctionnent correctement et que l’intervention de l’État n’y est pas nécessaire. Étant donné qu’ils privilégient des sujets de recherche différents, et que leurs opinions divergent sur les politiques publiques à mettre en oeuvre, la faible représentation des femmes aux postes les plus prestigieux implique moins de moyens consacrés à des sujets importants pour la société et moins de publicité autour de leurs résultats et des actions à mener.

Les femmes sous-représentées en Europe aussi

La recherche sur le plafond de verre en économie est centrée sur les États-Unis. Or la situation pourrait être différente dans d’autres régions du monde. En s’appuyant sur un outil de « web-scraping » Emmanuelle Auriol et al.ont collecté des données sur la situation des femmes dans la profession des économistes au niveau mondial, et de manière plus détaillée en Europe13.

L’Europe est plus hétérogène, mais aussi plus égalitaire en moyenne que les États-Unis. Sur les deux continents, les institutions qui sont les mieux classées en termes de recherche ont moins de femmes aux rangs seniors que les institutions moins bien classées. Aux États-Unis c’est également vrai pour les recrutements juniors. C’est-à-dire que là-bas le phénomène d’attrition des femmes commence très tôt, avant même que les chercheurs aient commencé leur carrière, renforçant l’idée qu’elles sont discriminées. Ces différences entre l’Europe et les États-Unis, suggèrent que les normes sociales jouent un rôle important dans la persistance du plafond de verre. Ainsi à l’échelle mondiale la proportion de femmes économistes à l’université, et singulièrement dans le corps professoral, est fortement corrélée avec d’autres mesures d’égalité entre les sexes. Ainsi, près de 10 % d’Américains sont (fortement) d’accord avec l’affirmation « L’université est plus importante pour un garçon que pour une fille » d’après l’enquête « World Values Survey ». À titre de comparaison ils sont bien moins de 5 % de Britanniques, Suédois, Norvégiens, Finlandais et Danois à partager cette opinion.

L’écart important entre le pourcentage de femmes titulaires d’un doctorat aux États-Unis (environ un tiers) et celles qui sont finalement promues professeurs (moins de 15 %) témoigne du plafond de verre dans la profession des économistes. La recherche s’attache à documenter et à expliquer ce « leaky-pipeline », à savoir le fait que l’attrition des femmes au fur et à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie universitaire, est plus élevée que celle des hommes. Les études qui cherchent à estimer une probabilité de promotion ou le montant du salaire sur la base de variables observables, dont le sexe, constatent qu’une partie importante des différences entre les hommes et les femmes restent inexpliquées.


1 – Ghazala Azmat, « Les inégalités de sexes dans l’éducation supérieure », 26 avril 2020, Cogito. https://www.sciencespo.fr/research/cogito/home/les-inegalites-de-sexes-dans-leducation-superieure

2 – Donna Ginther et Shulamit Khan, « Women in Economics: Moving Up or Falling Off the Academic Career Ladder? » Journal of Economic Perspectives, 2004, Vol. 18, pp. 193–213.

3 – Alice Wu, « Gender Stereotyping in Acade- mia: Evidence from Economics Job Market Ru- mors Forum », AEA Papers and Proceedings, Vol. 108, May 2018, pp. 175-179.

4 – Les mots les plus uniquement associés à des discussions sur les femmes sont : chaudasse, enceinte, mariage, grossesse, sein, larguée, embrassée, misogyne, féministe, sexisme, rendez-vous, putain, sexy, violée, attirée, coucher, blonde, vilaine, magnifique, agressée, mignonne, vagin, laide. Pour les hommes, c’est : homo, testostérone, chapitres, satisfaction, macroéconomie, cuny, pousser, nk, macro, finance, fondateur, blog, montagnes, accroître, frat, beau gosse, NBA, paroles, Ferguson, directeur de thèse, superviseurs, Minnesota, héro, Puerto, Nobel, Keynésien.

5 – Jennifer B. Shinall, « Dealing with Sexual Harassment », CSWEP News, 2018.

6 – Pascaline Dupas, Alicia Sasser Modestino, Muriel Niederle et Justin Wolfers, « Gender and the Dynamics of Economics Seminars », Working Paper Stanford University, 2021.

7 – Milkman et al., 2015.

8 – Lillian MacNell, Adam Driscoll et Andrea N. Hunt, « What’s in a Name: Exposing Gender Bias in Student Ratings of Teaching », Innovative Higher Education, 40, 2015, pp. 291-303.

9 – Michal Krawczyk et Magdalena Smyk, « Author’s Gender Affects Rating of Academic Articles: Evidence from an Incentivized, Deception-free Laboratory Experiment », European Economic Review, 2016, pp. 326-335.

10 – Erin Hengel, « Publishing while Female. Are women held to higher standards? Evidence from peer review », The Economic Journal, Vol. 132, Issue 648, November 2022, pp. 2951–2991.

11 – Heather Sarsons, Klarita Gërxhani, Ernesto Reuben et Arthur Schram, « Gender Differences in Recognition for Group Work », Journal of Political Economy, Vol. 129, 1, 2021.

12 – Anne Boschini et Anna Sjögren « Is Team Formation Gender Neutral? Evidence from Coauthorship Patterns », JournalofLaborEconomics, 25, 2007, pp. 325-365.

13 – Emmanuelle Auriol, Guido Friebel, Alisa Weinberger et Sascha Wilhelm, « Underrepresentation of women in the economics profession more pronounced in the United States compared to heterogeneous Europe » PNAS 2022 Vol. 119 No. 16.

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