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Baisse des taux d’intérêt et politique monétaire : l’ombre d’un doute


Macroéconomie | Les pays

De combien vont baisser les taux d’intérêt ? Alors que la Banque centrale européenne (BCE) vient à peine d’enclencherl’assouplissement, laquestion est sur toutes les lèvres et les marchés hésitent, suspendus à l’incertitude. Si les paris sont ouverts, c’est qu’au-delà de l’évolution agrégée des prix, les conditions d’exercice de la politique monétaire ont connu, au cours des dernières années, des transformations majeures qui interrogent le rôle et le pouvoir des banques centrales dans les économies avancées.

L’inflation dans l’air

Les faits, d’abord : des deux des côtés de l’Atlantique, la situation en matière de dynamique des prix demeure inconfortable. Aux Etats-Unis, le glissement sur un an des prix à la consommation reste bien supérieur à la référence de 2% et ne se replie plus, ou plus guère, depuis 6 mois : +3,3% en mai 2024 contre +3,1% en novembre 2023. S’il est difficile d’incriminer telle ou telle composante au comportement volatil, le noyau dur, c’est-à-dire l’indice d’ensemble moins l’énergie et les produits alimentaires, a seulement amorcé il y a deux mois une descente significative sous le seuil des 4% l’an. En Zone Euro, l’indice d’ensemble a rebondi contre toute attente à +2,6% sur 12 mois en mai (+2,4% en avril et +2,9% en décembre) avec un noyau dur à +2,9% % (contre +3,4% en décembre), à distance encore respectable du « retour à la normale » espéré. A l’évidence, l’inflation colle et cela justifie la double rétention -sur le calendrier et l’ampleur du mouvement- qui caractérise la politique actuelle des banques centrales.

2% : Ulysse ou Godot ?

Suffit-il alors seulement d’attendre ? Les prévisionnistes dans l’ensemble, l’affirment, envisageant un retour des prix à la consommation -indice d’ensemble ou noyau dur- sur la tendance de 2% l’an plus tard cette année ou l’an prochain. Et ils sont suivis par les marchés de capitaux qui reflètent des anticipations comparables et font crédit à cette trajectoire de normalisation et à son scenario d’atterrissage.

Il n’empêche qu’une autre histoire est à garder à l’esprit et qu’il n’est pas interdit pour ainsi dire de voir Ulysse en Godot. Cette histoire fait droit à un certain nombre de changements inflationnistes « lourds » en cours dans l’environnement économique des pays développés :

  • le vieillissement démographique, avec ses répercussions sur la tension du marché du travail et son impact haussier sur l’évolution des salaires à la faveur du pouvoir de négociation renforcé des actifs ;
  • le ralentissement des gains de productivité, phénomène encore imparfaitement expliqué mais dont les ressorts paraissent durables, tant du côté du travail avec les insuffisances dans la formation que du côté du capital avec des dépenses d’investissement répondant davantage à l’adaptation des appareils de production à la transition énergétique qu’à la recherche d’une meilleure efficacité -en l’attente des effets hypothétiques de l’IA ;
  • le renchérissement du prix de l’énergie, inévitable dans un contexte de fragmentation géopolitique accrue et impérieux pour réussir la décarbonation du monde ;
  • la volonté de réduire le niveau de risque le long des chaines de valeur avec la substitution du principe du just in time par l’impératif du just in case qui participe d’une moindre priorité donnée à l’optimisation des coûts.

Sous l’effet de ces quatre forces structurelles, il est en fait assez raisonnable de penser, contre les anticipations dominantes, qu’un nouveau régime d’inflation est voué à s’établir. Un régime pas nécessairement moins stable en croisière, mais durablement plus haut, autour de 3% sans doute, toutes choses égales par ailleurs.

Intelligence des situations et adaptabilité

Si les choses devaient se passer ainsi, les banques centrales feraient face à une bifurcation inédite. Elles pourraient en théorie tenter de contraindre le système économique à délivrer une inflation de 2%, en réaffirmant leur autonomie et en favorisant des équilibres institutionnels structurellement restrictifs. Mais la réussite de la transition énergétique dans un double contexte de vieillissement démographique et d’endettement élevé appelle davantage d’interventionnisme et une collaboration accrue entre responsables des politiques budgétaire et monétaire, ce qui rend cette hypothèse hautement improbable.

En réalité, il leur faudrait vraisemblablement accepter une révision de leur cible d’inflation. Cette révision, nonobstant certaines difficultés techniques et de gouvernance, paraît, de prime abord, largement souhaitable. En effet, alors que les taux d’intérêt réels neutres de court terme sont sur une tendance baissière depuis les années 1970, la révision à la hausse de la cible donnerait aux banques centrales une plus grande latitude pour baisser leurs taux avant d’atteindre le 0,0%, offrant une capacité de réponse plus forte face aux récessions. Indexée à leur efficacité économique et sociale, la légitimité des banques centrales plaide donc pour cet ajustement, tout comme le souvenir de la décennie 2010 au sortir de la Grande Récession.

La constance et la confiance

Le problème, c’est que ce gain théorique en efficacité des banques centrales risquerait de se voir immédiatement contrebalancé par une perte potentiellement incommensurable en termes de crédibilité institutionnelle. Et le surcroît consécutif de volatilité macroéconomique viendrait tout effacer des bénéfices de l’ajustement. D’où le caractère inavouable de ce projet chez ceux qui l’imaginent et la prudence de ses ingénieurs. Si l’on ajoute à cela que la politique monétaire paraît un instrument bien fragile pour contrer les ressorts structurels de l’inflation actuelle, principalement situés du côté de l’offre, on mesure la profondeur du dilemme qui se pose à tous ceux qui réfléchissent aux cadres et agencements stabilisateurs de l’économie.

L’ombre d’un doute, disait-on. Et l’ombre de son ombre.


Hervé GOULLETQUER, Senior Economic Advisor, Accuracy