Rebâtir le système alimentaire
Equilibres mondiaux | L'Europe et le monde
Depuis 20 ans, la sécurité alimentaire est mise à mal par des chocs multiples et répétés : crise financière de 2008, désastres naturels, épidémies et conflits (Afghanistan, Syrie,Yemen, Ukraine, Soudan et Gaza). Désormais, plus de 280 millions de personnes dans 59 pays sont en état d’insécurité alimentaire aigüe, selon le Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC), c’est à dire que, dans ces pays plus d’un ménage sur cinq est confronté à un déficit extrême de consommation alimentaire ou est obligé de liquider ses actifs pour manger, avec les conséquences à long terme que cela implique.
Ces chocs multiples frappent le système alimentaire à différents points : agriculture, usines de transformation (comme les ouvriers des abattoirs frappés par le covid aux Etats-Unis), transport, commerce. En outre, ces chocs sont se succèdent : un pays est frappé par plusieurs chocs l’un après l’autre ou simultanément. Les gouvernements n’ont plus de marge budgétaire pour répondre au prochain choc. Les ménages ont épuisé tous leurs recours. Ils ne font plus confiance aux gouvernements quand ils ont l’impression qu’ils n’ont pas été assez soutenus par le passé.
Pour répondre à ces chocs répétés et d’origine multiple, il faut renforcer le système alimentaire dans son ensemble. Le système alimentaire a trois éléments : (i) la chaîne de valeur, « de la ferme à la fourchette » (s’étendant jusqu’à la gestion des déchets), (ii) l’environnement alimentaire (qui comprend l’ensemble des conditions économiques, sociales et culturelles qui entourent les choix alimentaires (comme l’éducation à la nutrition, la publicité ou l’importance croissante des repas hors du domicile) ; et (iii) le comportement de chaque consommateur. Ces trois éléments sont déterminés par l’état des ressources naturelles, le climat, la technologie et l’innovation, et les contextes politique, économique et social. Ensemble, ils déterminent le régime alimentaire et son impact sur la santé, la société et la planète.
Pour rebâtir le système alimentaire, il faut rejeter les fausses solutions. Celles-ci consistent à n’agir que sur un seul des éléments du système alimentaire. Rejeter l’Europe sous prétexte de souveraineté alimentaire est une mauvaise solution car le déficit commercial alimentaire de la France est avec nos partenaires européens, et non vis-à-vis du reste du monde; nous sommes déficitaires en produits transformés dont la croissance va de pair avec le changement de nos modes de vie et le travail des femmes. En outre, interdire les importations nous exposerait aux représailles de nos partenaires alors que nous sommes un grand pays exportateur. La souveraineté alimentaire française ne peut être qu’européenne.
Rejeter l’immigration, c’est oublier l’apport considérable de la main d’œuvre étrangère à l’agriculture, la transformation agro-industrielle et le commerce de bouche. Rejeter le Pacte vert, c’est accepter un coût croissant pour compenser les effets de la pollution des sols et de l’eau et la diminution des rendements.
La bonne solution consiste au contraire à adopter une approche globale de renforcement du système alimentaire dans son ensemble. Il faut œuvrer sur tous les éléments du système alimentaire. Cela requiert de la coordination entre les différents acteurs, ce qui est difficile car ceux-ci ont des intérêts divergents : l’agriculteur voudra vendre à bon prix, le transformateur ou le distributeur voudra au contraire réduire ses coûts. Sans compter l’énorme hétérogénéité entre agriculteurs (des petits fermiers familiaux aux grandes fermes industrielles) ou entre commerces (de la petite boutique aux hypermarchés). Or, depuis quinze ans, les systèmes alimentaires ont connu une évolution vers plus de concentration. Au niveau mondial, un rapport récent montre que les 6 premières firmes dans le monde contrôlent la moitié des machine agricoles, 60% des semences, 72% de la pharmaceutique animale, 78% des produits agrochimiques et la presque totalité du commerce des céréales (IPES-food, 2023). Cette concentration au niveau mondial se traduit aussi au niveau des pays : en France, la grande distribution est dominée par 6 centrales d’achat qui se partagent 90% des parts de marché ; dans l’agro-industrie, 22 entreprises emploient un tiers des salariés du secteur et réalisent 42% du chiffre d’affaires (Insee 2024). Et les exploitants agricoles sont la profession la plus inégalitaire, dont le revenu annuel va de 15 000 euros pour les 10% les moins riches, à 150 000 euros pour les 10% les plus riches, avec une moyenne à 56 000 euros. Rebâtir le système alimentaire nécessite de prendre en compte ces différences de taille et de pouvoir entre les acteurs en présence.
La capacité de résilience du système alimentaire face aux chocs multiples passe par la diversification : préserver la biodiversité, diversifier les cultures et leurs modes de production, diminuer les pertes et gaspillages dans tout le système alimentaire. Pour assurer la sécurité alimentaire aujourd’hui et demain, le système alimentaire doit répondre aux enjeux de santé, d’environnement et de justice sociale.