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Espace Presse

Travailler pour vivre ou vivre pour travailler


Travail | Les individus

Notre rapport au travail n’a cesser d’évoluer au fil des siècles. Aujourd’hui, comme l’explique Pierre Dockès, trois évolutions dans notre rapport au travail chamboulent ce dernier.

Écrit pour la session 25 – Travailler pour vivre ou vivre pour travailler ?

Durant des siècles, le travail était assimilé à une malédiction (la sanction du péché originel, sa relation à un instrument de torture utilisé pour punir les esclaves) et identifié à une pratique servile, dégradante. Par essence, le noble ne travaille pas, ne saurait pratiquer une activité corporelle rémunérée. La bascule s’opère après les révolutions politiques et économiques, au début du XIXe siècle, même si les mentalités prendront du temps pour évoluer. Michel Foucault (Les mots et les choses) montre qu’elle s’exprime dans les sciences humaines par une nouvelle structuration du savoir : Ricardo, l’économiste de la valeur-travail (annoncée par A. Smith et la division du travail) et Hegel, le philosophe du travail, puis Marx, font du travail la médiation qui rend l’homme possesseur du monde et qui construit sa liberté effective. Le productivisme devient progressisme, dans la vision de l’Histoire comme pour l’individu. Ne disparaissent ni la désutilité de l’effort laborieux, ni l’aliénation, mais l’émancipation par le travail promet celle du travail, individuelle et collective.

Même si cela vient de plus loin, l’épidémie du Covid a précipité une révolution dans l’appréhension du travail. Sur le plan personnel, la place du travail décline et le refus du travail-labeur se renforce tandis que l’idée de l’émancipation par le travail s’est perdue et que s’impose la revendication d’un « sens au travail ».

Le nouvel équilibre

La place de la vie professionnelle s’est réduite. En trente ans, les enquêtes révèlent que le travail n’est plus « très important ». L’idée de travail émancipateur n’est plus que résiduelle. Un nouvel équilibre est recherché entre vie personnelle et vie professionnelle. Le loisir n’est plus un simple temps libre de travail (la cessation d’une pénibilité), mais il a dérivé vers le loisir-jouissance. L’épidémie du Covid a amplifié les phénomènes de great resignation et de quiet quitting. Les demandes – et les accords – de télétravail ont explosé ainsi que la revendication d’un « temps pour soi ».

Jadis assurance pour le vieux travailleur de subvenir à ses besoins vitaux, la retraite n’a plus la même fonction. Avec le prolongement de la vie en bonne santé et le développement des loisirs, elle est aujourd’hui anticipée comme un temps de bonheur mérité, désaliéné, celui de la « vraie vie » (les manifestants contre l’allongement de l’âge de départ à la retraite inscrivaient sur leurs pancartes « Ils nous volent deux ans de vie ! »).

Les nouvelles revendications

Le refus du « travail sacrificiel ». Keynes, dans Economic possibilities for our grandchildren prédisait qu’en 2030 le travail serait de quinze heures hebdomadaires. Or si le progrès technique a permis de multiplier le produit par tête par 30 depuis 1800, la durée du travail n’a été divisée que par 2,5. Le combat pour la réduction de la durée et de l’intensité du travail est relancé. Les vieilles recettes tayloriennes ou fordistes sont devenues inacceptables, le burn-out est reconnu comme maladie professionnelle. Les modes d’organisation rigides, réducteurs d’autonomie et de responsabilité, provoquant l’usure des corps et des esprits, les tâches répétitives, toujours très présents, font l’objet d’un rejet universel. Le bien-être au travail devient une revendication centrale, d’où l’acceptation par certaines entreprises d’une respiration et de détentes dans la journée de travail, de flexibilité des horaires, voire l’offre de jeux, de pratiques sportives. Mais quelle émancipation par le travail peut-on faire miroiter lorsque les rémunérations sont misérables, les fins de mois si difficiles pour ceux « qui se lèvent tôt » !

La quête de sens

La recherche du sens au travail. Comme on l’a vu avec le retentissement des « bifurqueurs » d’AgroParisTech (et d’autres écoles), on assiste à une forte demande de sens au travail de la part d’étudiants en fin d’études, de jeunes cadres, mais pas seulement. Sont rejetées les activités qui participent à la destruction du climat, de la biodiversité, de l’environnement et également les bullshit jobs. S’affirme la volonté d’exercer un travail renouvelé, créatif, formateur, qui renforce l’estime de soi, socialement utile, générant des valeurs d’usage collectives, et non plus de la seule valeur d’échange. D’où l’importance nouvelle pour le recrutement de jeunes qualifiés de l’attractivité de la « marque employeur », donc d’une RSE effective, qui ne soit pas simple greenwashing.

En définitive, on n’assiste pas à une crise du travail, mais à une crise d’un certain travail tel qu’il a été façonné par deux siècles de capitalisme productiviste.

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