Travailler demain
Tech | Modes de production
Écrit pour la session 2 : « Travailler demain »
Une des difficultés, et non des moindres, rencontrée durant les deux dernières années de pandémie a été de ne pas pouvoir se projeter dans l’avenir que ce soit pour sortir, se rencontrer, voyager, faire des projets, travailler, construire…. C’est à cet exercice de projection que nous invite cette table ronde « travailler demain » : à quoi peut ressembler le travail demain ? Certes cette question n’est pas nouvelle. Depuis les années 2000 les économistes nous alertent sur la possible « fin du travail » remplacé peut-être définitivement par les machines. Et pourtant si la question est neuve, c’est qu’elle ne porte pas tant sur la substitution du capital au travail, ni sur la rémunération du travail, comme cela pouvait être le cas dans les précédentes révolutions technologiques et organisationnelles, que sur le sens du travail. La crise sanitaire a interrogé la valeur travail, l’identité au travail et l’intégration par le travail. La phrase de A. Camus, « sans travail, toute vie pourrit. Mais sous un travail sans âme, la vie étouffe, et meurt » n’a jamais été aussi d’actualité, car la crise sanitaire a été également une crise existentielle du monde du travail. Cette note tente d’embrasser l’ensemble des enjeux économiques que peut soulever la perspective de « travailler demain », en partant des enjeux qui précèdent la crise sanitaire, et liés en particulier à la numérisation, pour terminer avec les nouveaux défis précipités par la crise sanitaire, à savoir, d’une part, le télétravail et, d’autre part, une forme de désengagement du travail.
De la fin du travail à la transformation des taches ?
Dans les années 2000, le débat tourne autour de la « fin du travail » (Rifkin, 1995). En effet, la robotisation et la transformation numérique des entreprises fait planer la menace d’une substitution massive des emplois par les nouveaux outils numériques. Arnts, Gregory et Zierahn [2016] anticipent une disparition de 10% des emplois mais surtout insistent sur la transformation des taches au sein de chacun des emplois qui restent. Gregory, Salomons et Zierahn [2016] montrent par exemple que la moitié des créations d’emplois est due à l’effet schumpétérien de déplacement des emplois routiniers (substituables par des robots) vers des emplois moins routiniers. Une note de l’OCDE portant sur 18 pays montre que l’effet de substitution (du capital en particulier numérique, sur le travail) est compensé par l’effet demande (hausse des revenus due à la hausse de la productivité et par conséquent hausse de la demande). Dans un travail économétrique, Acemoglu et Restrepo [2020] estiment un effet négatif mais faible de la robotisation sur l’emploi : un robot de plus pour 1000 salariés réduit le ratio de l’emploi sur la population active de 0.18 à 0.34 point de pourcentage et les salaires de 0,25% à 0,5%. Aghion et ses coauteurs [2020, 2021] exhibent à l’inverse un effet positif de l’automatisation sur l’emploi (avec une élasticité de 0,3 sur 3 ans) car elle améliore en particulier le positionnement des entreprises dans la compétition internationale.
Pour les économistes, les questions de l’intervention dans le débat public, de ses formes, des messages reçus par le public se posent depuis longtemps. Appelés à éclairer les choix de politique économique, les économistes professionnels sont souvent assimilés à un camp politique déterminé, ce qui parfois brouille le message qu’ils voudraient faire passer.
Travail demain dans une société polarisée ?
La substitution du capital au travail peut se traduire également par des modifications de l’échelle des revenus. En effet, le numérique ne modifie pas les compétences et la productivité de manière homogène. Les précédents progrès techniques étaient également biaisés en ce qu’ils bénéficiaient aux plus qualifiés. L’enjeu nouveau est que le numérique semble s’accompagner d’une polarisation du marché du travail et des rémunérations, c’est-à-dire bénéficier aux travailleurs les mieux rémunérés mais également aux moins bien payés. La polarisation du marché du travail dit que la part des emplois les plus rémunérés augmente, ce qui est conforme à l’hypothèse schumpétérienne de destruction créatrice, mais que celle des emplois les moins rémunérés augmente également, ce qui est un fait nouveau. Les conséquences d’une éventuelle polarisation des revenus fragilise le consensus historique de la sociale démocratie européenne autour de la classe moyenne et soulève donc des questions sociales et politiques. L’hypothèse de polarisation comme liée au numérique ne fait pourtant pas consensus. En effet, la polarisation peut être temporaire et par ailleurs masquer des effets de structure, en particulier d’âge de la population et de déplacement de la demande vers des services à la personne par exemple (Moreno-Galbis et Sopraseuth [2014]).
Les plateformes de travail ou comment repenser le salariat ?
Le numérique n’est pas uniquement une transformation des outils de production, il entraine également une transformation des modes de production et des formes d’organisation. Les plateformes numériques modifient l’organisation du travail de deux manières principales. Dans un premier cas, le travail est réalisé hors de la plateforme et cette dernière n’agit que comme un intermédiaire entre utilisateurs de la plateforme. On peut penser aux plateformes de VTC comme Uber ou aux plateformes de livraison comme Deliveroo qui agissent comme intermédiaire de contact et de paiement. Dans le deuxième cas, un travail est échangé directement sur la plateforme qui fonctionne alors comme un marché du travail. Sur ce marché-plateforme, les offreurs et demandeurs de travail se rencontrent et déterminent la rémunération du travail effectué : transcription, traduction, annotation de documents, modération de contenu, collecte de données, travail statistique, transcription audio etc.
Ces deux formes de plateformes de travail soulèvent plusieurs enjeux pour le travail de demain. De nombreux chercheurs (A. Casilli, 2019) soulignent un risque de fragmentation des savoirs et des métiers, et l’émergence d’un travail décortiqué en tâches et en données. D. Graeber a parlé même de « bullshit jobs ». Cette déconstruction des métiers souligne en creux la fragilisation des qualifications et rend nécessaire de repenser les formations et les compétences.
Le deuxième enjeu est celui du niveau des rémunérations. En effet, l’économie des plateformes (voir Bacache et Bourreau, 2022) exhibe des effets de réseau qui poussent à la concentration donc à l’émergence de plateformes en position dominante. Dube et al. [2018] montrent par exemple que la plateforme de travail Amazon Mechanical Turk en situation de monopsone sur le marché du travail peut réduire le niveau de rémunération, en particulier en raison d’une très faible l’élasticité de l’offre de travail.
Le dernier enjeu, peut-être le principal, est le bouleversement qu’apportent ces plateformes de travail au statut des travailleurs. Les travailleurs des plateformes sont des individus isolés, sans lien de salariat ou de subordination reconnu avec la plateforme. Cette nouvelle organisation du travail a certes des avantages. La plateforme propose aux entreprises un accès à des agents nombreux, aux compétences variées, flexibles, autonomes, et surtout qui ne leur font pas porter le coût indirect du travail: nul besoin de financer leur outil de travail, leur lieu de travail, ou la gestion de leur carrière. Du côté des travailleurs des plateformes, les jeunes ou d’autres catégories de travailleurs parfois exclus du marché du travail classique y trouvent également des propositions innovantes. Cette « gig economy » autorise une autonomie plus importante, une liberté de travail, et peut-être une plus faible aliénation (voir les rapports de l’OIT pour une description de ces travailleurs des plateformes). En revanche, elle porte en elle une précarisation face aux risques sociaux (maladie, accident du travail, etc.). L’enjeu est donc la construction des droits sociaux (protection sociale et dialogue social) de ces nouveaux travailleurs. Le débat économique et juridique tourne autour de deux solutions, soit élargir la notion de salariat pour y inclure ces travailleurs de plateformes, soit construire un statut spécifique pour les travailleurs indépendants. Les décisions du juge français s’acheminent vers la salarisation des travailleurs des plateformes (voir la décision de la Cour de cassation du 4 mars 2020 contre Uber et le procès récent de février 2020 contre Deliveroo). La commission européenne s’est également prononcée en décembre 2021 pour la requalification en salariat de nombreux travailleurs des plateformes s’ils respectent certains critères en particulier de dépendance à la plateforme. Le gouvernement français a pourtant choisi une autre voie en créant une autorité de régulation des plateformes d’emploi (Arpe) chargée de réguler les relations entre les travailleurs indépendants, et les plateformes de mobilité (services de VTC et de livraison) et en particulier d’organiser les premières élections de représentants des travailleurs des plateformes (élections de mai 2022).
Travailler demain entre présentiel et télétravail
Le télétravail n’est certes pas né avec la pandémie, il apparaît dans les années 70 et est permis par les nouvelles technologies. Dans la période pré-covid, ce télétravail était limité dans le temps hebdomadaire, à certaines catégories professionnelles, à certaines taches au sein de chaque emploi etc. Il était également motivé principalement par des raisons environnementales puisqu’il permet de réduire l’empreintes carbone liée aux transports périurbains. Les avantages et inconvénients de ce télétravail partiel, d’ailleurs souvent réalisé hors du domicile, sont connus. Le consensus des travaux de recherche se faisait autour de 2 jours télétravaillés pour équilibrer les avantages et les inconvénients (OCDE 2020). Le télétravail porte en effet en lui promesses et inquiétudes. Promesse d’autonomie dans la gestion du travail, liberté et émancipation du rapport hiérarchique, mais inquiétude du management quant au contrôle du travail. Inquiétude également des salariés quant aux heures de travail, la fin de la journée de travail devenant une notion de plus en plus vague. Ce télétravail suppose donc des outils informatiques du travail à distance mais également une confiance ou un autocontrôle des salariés. Si tel n’est pas le cas, il devient synonyme au contraire de contrôle à l’excès que les outils informatiques rendent possible.
La crise sanitaire et l’obligation imposée à tous d’imaginer des modalités de travail distancié, le développement des outils informatiques, l’équipement des salariés en matériel portable, a fait basculer de nombreux salariés dans cette nouvelle organisation. De nouvelles attentes ont alors été entendues : conciliation vie professionnelle et vie familiale, flexibilité des horaires, confort du travail à domicile pour certains ; mais également réduction des coûts indirects pour les entreprises en termes d’énergie, de locaux ou d’encadrement, hausse de la productivité des salariés avec la disparition des temps de trajets. A l’inverse des inquiétudes sont apparues : est-ce la fin du lien de subordination et du lien hiérarchique propre aux firmes ? Est-ce la bascule du salariat dans le marché désorganisé de l’entreprenariat ?
Avec les différents confinements et l’explosion des usages de télétravail, les équilibres ont été bouleversés et les risques du télétravail identifiés (Taskin, 2021): la désocialisation, le manque d’interactions imprévues et fortuites qui sont cruciales à l’innovation, l’invasion de la sphère privée et des temps privés par le temps du travail…mais aussi les baisses de productivité par rapport à la situation d’un télétravail choisi et régulier. En effet, la question est celle de l’organisation du télétravail : s’il s’agit de répliquer les journées de travail en présentiel avec son lot de réunions, les gains de productivité se limitent au gain du temps de transport ; or ce temps semble également phagocyté par les réunions en visioconférence. Les gains de productivité pourraient être liée à une organisation du travail différentes créant des temps de réflexion, de recul, de créativité ou d’une réalisation de taches spécifiques.
Les travaux de l’observatoire du bien-être du Cepremap ont mis en évidence des résultats sur l’impact du télétravail sur la santé mentale et le bien-être (Sénik et Gueguen 2022). Bien entendu, il était délicat de distinguer l’impact du télétravail d’autres facteurs tels que l’angoisse générée par la crise sanitaire elle-même sur le bien-être. Les données utilisées (données britanniques sur une population en panel suivie le long de la crise) dans l’étude permettait néanmoins d’isoler l’effet du télétravail. Les auteurs montrent que le télétravail contraint a un effet négatif important sur la santé mentale, même si avec le temps au bout de plusieurs mois cet effet s’estompe comme si les salariés s’habituaient à la situation. Au début de la mise en place de ce télétravail total, les agents reportent le sentiment de se sentir inutile et des difficultés à se concentre. Ces deux effets négatifs sur le bien-être s’estompent au bout de quelques mois. On trouve le même effet sur données par exemple allemandes ou russes. En revanche, le télétravail partiel est bien vécu par les salariés en termes de santé mentale. Les auteurs montrent aussi que le télétravail partiel ne profite pas à tous de manière homogène. Les salariés en zone rurale mais également ceux en couple et sans enfants déclarent une satisfaction dans la vie qui augmente avec le télétravail.
Le télétravail étendu oblige également à repenser le lien social. Comment peut se construire alors l’identité de métier, de classe, d’appartenance au groupe professionnel ? Quels sont les nouveaux lieux de sociabilité professionnelle ? Plus largement comment construire le dialogue social, la représentativité, soit hors de l’entreprise, soit au sein de l’entreprise mais dans les lieux virtuels ? Ce lien social ancré dans un lieu a également des conséquences sur la loyauté à l’entreprise, ou à l’aliénation des travailleurs.
Le télétravail étendu crée également de nouvelles différenciations entre salariés, entre ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas télétravailler, sans qu’on sache encore parfaitement où se situe « le vrai travail », chez les travailleurs qui assurent les missions essentielles de service aux personnes ou chez les télétravailleurs qui ont la liberté de s’émanciper et de profiter des nouvelles technologies.
Travail : aliénation, motivation, démission ?
Plus généralement la crise sanitaire semble s’être accompagnée d’une réflexion sur la motivation au travail et de l’engagement dans son environnement professionnel. Le fossé a longuement été souligné entre les travailleurs du front et les autres, entre ceux qui exerçaient un métier essentiel et les autres, et à l’inverse entre télétravailleurs et les autres. Dans les cas où le confinement a produit une rupture où une désorganisation des temps et lieux de travail, la rupture avec les temps de travail régulés, les déplacements contraints a produit une désaliénation. L’identité s’est dissociée de l’identité au travail ce qui produit une forme une démotivation. Ce changement est un bouleversement dans le rapport au travail. L’enjeu est de savoir si cette évolution n’est que temporaire ou si le changement est plus profond. Le deuxième enjeu est plus normatif et consiste à se demander s’il faut parler de désaliénation salutaire, avec un bouleversement des priorités vers un sens de la vie porté par les relations humaines, l’équilibre de vie, le souci de l’environnement ou des loisirs ; ou si à l’inverse il faut parler de démotivation, de démission, de retrait et d’une perte de sens. Le débat sur la fin du travail des années 2000 retrouve ici son place non plus comment une substitution des machines au hommes, mais un décentrement de l’axe de vie loin du travail comme valeur. Comment penser alors l’intégration sociale, l’accomplissement personnel et collectif, les hiérarchies et les légitimités, plus généralement le bien-être ?
Le phénomène de « great resignation » (A. Klotz) désigne les vagues de démissions mises en évidence aux Etats-Unis à partir de 2021 mais qui ont démarré avant la pandémie. Les causes de ce phénomène s’il était amené à perdurer sont multiples : salaires trop bas, recherche d’emplois avec plus de sens ou de responsabilité sociales et environnementales, ou plus récemment inquiétude liée à la pandémie. Les confinements et le télétravail ont certainement été un moment pour les salariés pour repenser leur équilibre travail/loisir, leur satisfaction au travail et leurs préférences. Un moment d’interruption en guise de bilan en quelque sorte. Les études semblent indiquer que ces démissions sont pour une partie importante le fait d’hommes autour de la trentaine, mais aussi de salariés relativement mal payés et dans des secteurs difficiles tels que la restauration ou le bâtiment. Ces démissions sont parfois l’occasion d’un « reshuffling », c’est-à-dire un nouveau mélange, une reconversion, un changement de secteur vers des emplois mieux payés ou mieux en adéquation avec les valeurs des salariés. Mais c’est aussi un moment de réduction de l’offre de travail en termes horaires.
Il est difficile donc de ne pas s’interroger sur l’engagement des salariés au travail, entre prise de parole, loyauté ou démission et sur le travail de demain. Nombreuxs sont les enjeux qui se posent aux entreprises, aux syndicats, aux décideurs mais également aux enseignants et responsables de formation. C’est à ces questions nombreuses et prospectives qu’ouvre la table ronde.
Maya Bacache-Beauvallet, membre du collège de l’ARCEP, membre du Cepremap et agrégée de sciences économiques et sociales