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Redonner toute leur place aux corps intermédiaires


Sociétal | Modes de gouvernance

Écrit pour la session 23 : « Redonner toute leur place aux corps intermédiaires »

Les corps intermédiaires constituent un indispensable relais avec la société civile. Syndicats, partis politiques, associations, Conseil Economique Social et Environnemental (CESE), chambres consulaires, tribunaux de commerce, conseils de prud’hommes… permettent l’existence d’une représentation des intérêts économiques et sociaux, aux côtés de la traditionnelle représentation politique fondée sur le suffrage universel. Ils constituent des canaux d’expression de la volonté du peuple, un intermédiaire entre le peuple et le pouvoir politique, et sont de ce fait un des maillons essentiels de la démocratie via des revendications, des propositions, des interpellations. A cet égard, la faiblesse des corps intermédiaires peut être facteur de désillusion pour les citoyens qui peinent à faire entendre leur voix et ne se sentent pas représentés.

Dans un contexte de tensions sociales et de crises successives (sanitaires, sociales, économiques, politiques), et de mutation permanente (transformations sociales, évolution technologique, transition écologique), on peut s’interroger sur le rôle joué par les corps intermédiaires.

Nathalie Chusseau

Les corps intermédiaires sont supposés assurer une véritable médiation avec le pouvoir politique. Pourtant, ce point de vue ne semble pas partagé par les syndicats et le pouvoir en place.

De quoi parle‐t‐on ?

La définition des corps intermédiaires reste souvent floue, comme celle de la société civile à laquelle ils sont souvent associés. Ils sont considérés comme des acteurs de la société civile organisée : représentants des entreprises, organisations syndicales de salariés, associations, partis politiques, chambres consulaires, tribunaux de commerce, conseils de prud’hommes… ou encore des organismes dans les politiques publiques comme le Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE) ou les Conseils Economiques, Sociaux et Environnementaux Régionaux (CESER) au niveau régional, mais aussi des corporations, des groupes de jeunesse, des fédérations professionnelles, des lobbys, des organisations non gouvernementales, des médias…

Quelle est leur fonction ? Comment impactent‐ils la société ?

Les associations agissent dans de nombreux secteurs : jeunesse, sport, culture, famille, cohésion sociale, santé, handicap, services à la personne, lutte contre les inégalités, insertion, protection de l’environnement…Elles sont indispensables à l’Etat et aux collectivités territoriales. Elles participent aux politiques publiques et sont un amortisseur en temps de crise. De par leur proximité, elles constituent également un élément indispensable à la connaissance des territoires, de leurs difficultés, et des solutions qui peuvent être apportées. Elles contribuent au développement économique et à l’emploi tout en favorisant la cohésion sociale.

Les chambres consulaires regroupent les chambres de commerce et d’industrie, les chambres de métiers pour les artisans et les chambres d’agriculture. Elles sont dirigées par des membres élus par et parmi leurs pairs. Elles ont pour objectif de soutenir le développement économique local et de mettre des services à la disposition des entreprises qui dépendent d’elles.

  • Les partis politiques contribuent au débat public et à l’expression de la volonté générale
  • Les juges participent à l’équilibre des pouvoirs

Les syndicats représentent les intérêts des salariés, au niveau national et à l’échelle de l’entreprise. Toutefois, en France, le taux de syndicalisation demeure très faible (10,3% selon une récente étude de la DARES), ce qui peut poser la question de leur représentativité. Ils siègent au sien du CESE et des CESER, au sein desquels ils peuvent faire entendre leur avis au gouvernement et aux conseils régionaux.

Les organisations non gouvernementales ont pour objectif de promouvoir la défense des droits des individus ou de l’environnement, et permettent également la représentation des citoyens au sein des instances internationales ( G7 ou Nations Unies par exemple).

Une fonction de représentation de la société civile et de médiation avec le pouvoir politique ?

Au‐delà des représentants élus par le peuple, les corps intermédiaires constituent un indispensable relais avec la société civile, et forment un des maillons essentiels de la démocratie : ils permettent l’existence d’une représentation des intérêts économiques et sociaux aux côtés de la traditionnelle représentation politique fondée sur le suffrage universel. Ils constituent un intermédiaire entre le peuple et le pouvoir politique, et sont de ce fait un des maillons essentiels de la démocratie via des revendications, des propositions, des interpellations. Les corps intermédiaires permettent de faire émerger les projets politiques économiques et sociaux au sein d’une société démocratique. Ils permettent de canaliser et d’objectiver les aspirations des citoyens. Ils interviennent également en concurrence avec les instruments de démocratie directe qui constituent des moyens pour le peuple de s’exprimer directement. Ils peuvent également être des sources de dysfonctionnement ou de trahison potentielle de la volonté du peuple, qui s’exprime par leur intermédiaire. A cet égard, la faiblesse des corps intermédiaires peut être facteur de désillusion pour les citoyens qui peinent à faire entendre leur voix et ne se sentent pas représentés, et peut mettre la 3 démocratie en péril. Cela peut entraîner des crises telles que celle des gilets jaunes ou la montée des populismes.

A l’inverse, lorsqu’ils se multiplient ou que leur influence devient trop importante, ils risquent de faire primer des intérêts particuliers sur l’intérêt général. C’est notamment la raison pour laquelle les décrets d’Allarde de mars 1791 ont prévu la dissolution des corporations et que la loi Le Chapelier de juin 1791 a interdit leur reformation. C’est probablement également l’une des raisons pour lesquelles la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat a été votée en France le 9 décembre 1905. On peut aussi avoir des lobbys qui peuvent défendre des idées conformes à leurs intérêts, mais pas à l’intérêt général.

Les corps intermédiaires sont supposés assurer une véritable médiation avec le pouvoir politique. Pourtant, ce point de vue ne semble pas partagé par les syndicats et le pouvoir en place. En effet, le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, confiait au Monde, en novembre 2018 : « Macron est sanctionné par là où il a fauté. Il a outrepassé les corps intermédiaires. Mais à quoi servent ces derniers ? A faire des propositions, à négocier, à contester, mais aussi, quand il y a des coups de chaud, à faire redescendre la température. » En effet, en s’adressant directement aux citoyens, la tentation est grande pour les pouvoirs publics d’occulter la société civile.

De même, le président de la République déclarait en février 2019 : « On est dans un drôle de système tout de même, où, chaque jour dans le pays, on dit “corps intermédiaires, démocratie territoriale, démocratie sociale, laissez‐nous faire”, et quand on donne la main, on dit “pardon, Monsieur, c’est dur, reprenez‐la” ».

Ces deux points de vue semblent difficilement réconciliables, ce qui peut mener à un affaiblissement de la démocratie sociale. D’une manière générale, il serait utile de mieux considérer la légitimité des corps intermédiaires. A titre d’exemple, le politologue Ezra N. Suleiman estime que « le Président doit s’appuyer sur les corps intermédiaires ». De ce point de vue, la première ministre, Mme Elisabeth Borne a récemment déclaré : « Les politiques publiques doivent se bâtir dans le dialogue, le dialogue avec les élus, les partenaires sociaux, les associations » et « en associant davantage les forces vives de nos territoires ».

Des corps intermédiaires suffisamment représentatifs de la société civile ?

« Dans un pays de démocratie et de travail, la représentation démocratique du travail s’impose ; il faut que les besoins et les intérêts de l’agriculture, de l’industrie, du commerce puissent être toujours traduits avec compétence et défendus avec autorité. » Ainsi s’exprime Jean Jaurès dans un article intitulé « La Chambre du travail » et publié par La Dépêche le 13 janvier 1889. Toutefois, parallèlement à ces corps intermédiaires, on a vu émerger de nouveaux acteurs de la mobilisation collective, portant de nouvelles revendications : mouvements de consommateurs, manifestations des gilets jaunes, manifestations étudiantes portant des revendications écologiques et sociales, …Si ces actions sont utiles, leur temporalité n’est pas la même : la consultation des corps intermédiaires impose un temps de réflexion et de débat, avec une représentation d’intérêts clairement identifiés, et une certaine expertise. En outre, les mouvements sociaux actuels révèlent un manque d’écoute des corps intermédiaires.

La récente réforme du CESE va pourtant dans le sens d’une meilleure représentativité de la société civile en lui accordant davantage de place dans l’élaboration des politiques publiques. Même si le nombre de membres siégeant au CESE est passé de 233 à 175, sa composition se recentre sur les organisations non gouvernementales, les associations et les syndicats. En outre, la parole citoyenne est intégrée aux travaux de la société civile via l’organisation de consultations publiques, sur la propre initiative du conseil ou à la demande du gouvernement ou du parlement. Cette ouverture aux citoyens peut prendre diverses formes : organisation de conventions citoyennes sur un sujet particulier, inclusion de groupes de citoyens tirés au sort aux travaux d’une formation de travail, ou encore plateformes numériques. Les résultats des consultations sont transmis au Premier ministre ainsi qu’aux présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat.

Par ailleurs, la réforme du CESE renforce la coopération avec les territoires. En effet, dans le cadre de la réalisation de ses travaux, le CESE peut désormais saisir une ou plusieurs instances consultatives auprès des collectivités territoriales. Ces instances sont ainsi parties prenantes, de manière temporaire, de certains travaux des commissions. Cette évolution concerne en particulier les CESER qui ont pour mission d’informer le conseil régional sur les conséquences économiques, sociales et environnementales des politiques régionales, de participer aux consultations organisées à l’échelle régionale, et de contribuer à l’évaluation et au suivi des politiques publiques régionales. Les corps intermédiaires impliqués au CESER sont compétents sur des thématiques variées (politiques économiques, d’orientation, d’apprentissage, de formation, d’innovation, environnementales, culturelles, sportives, de santé, d’aménagement du territoire, etc…). Les CESER jouent donc un rôle essentiel de réflexion et de propositions en matière politiques publiques régionales. Evidemment, pour rendre efficace le dialogue démocratique, il est nécessaire de prendre suffisamment en considération les rapports et préconisations des CESER et les travaux d’éclairage des politiques publiques menés par le CESE.

En conclusion, on voit bien que les corps intermédiaires constituent un relais indispensable de la société civile, qu’ils permettent l’existence d’une représentation des intérêts économiques et sociaux aux côtés de la traditionnelle représentation politique fondée sur le suffrage universel, et qu’ils ont un rôle primordial à jouer dans le débat démocratique et l’élaboration des politiques publiques.

Néanmoins, on peut se demander quelle va être la place du CESE avec la création du Conseil National de la Refondation (CNR) souhaité par le Président Emmanuel Macron. Selon les déclarations du Chef de l’Etat, ce CNR réunira « les forces politiques, économiques, sociales, associatives, des élus des territoires et des citoyens tirés au sort ». Il sera chargé de mettre en avant les cinq objectifs portés pendant la campagne présidentielle : l’indépendance (industrielle, militaire, alimentaire), le pleinemploi, la neutralité carbone, les services publics pour l’égalité des chances, et la renaissance démocratique. Il devrait d’abord se pencher sur les questions de pouvoir d’achat, puis sur plusieurs « grands chantiers » que sont « la production, l’écologie, les services publics (en particulier école et la santé) », avec un processus de « discussions sur le terrain » lancé à partir de septembre en parallèle du CNR et « associant toutes les parties prenantes ». Il semble que le CNR n’ait pas vocation à se substituer au CESE, mais sans plus de précisions, on peut s’interroger sur le rôle que le CESE peut être amené à jouer dans les débats relatifs à ces grands défis et les propositions de politiques publiques afférentes.


Nathalie Chusseau, économiste et professeure à l’Université de Lille