Quel chemin pour la classe moyenne ?
Par Monika Queisser, Conseillère principale et Cheffe de la Division des politiques sociales de l’OCDE
Une classe moyenne forte et prospère est essentielle à toute économie florissante et à toute société cohésive. Être une famille de classe moyenne signifie avoir un emploi stable et raisonnablement bien rémunéré, vivre dans des conditions confortables, souvent en tant que propriétaire, et, surtout, être capable d’offrir à ses enfants un avenir prometteur, avec de bonnes chances de gravir l’échelle des revenus et des opportunités.
La classe moyenne soutient la consommation, elle est à l’origine d’une grande partie des investissements dans l’éducation, la santé et le logement et elle joue un rôle clé dans le soutien de la politique sociale, en payant environ deux tiers des impôts et des contributions destinés aux systèmes de protection sociale. Les sociétés dotées d’une classe moyenne forte affichent des taux de criminalité plus faibles, des niveaux de confiance et de satisfaction de la vie plus élevés, ainsi qu’une plus grande stabilité politique et une bonne gouvernance.
Mais la classe moyenne se réduit progressivement et il devient de plus en plus difficile de mener un mode de vie de classe moyenne, en France comme ailleurs. En moyenne dans les pays de l’OCDE, la part des personnes appartenant à des ménages à revenu intermédiaire, définis comme des ménages gagnant entre 75 % et 200 % du revenu national médian, est passée de 64 % à 61 % entre le milieu des années 1980 et le milieu des années 2010 ; en France, à 68 %, la part des personnes de classe moyenne dans la population reste supérieure à la moyenne de l’OCDE. Les revenus moyens ont à peine augmenté dans la plupart des pays de l’OCDE, alors que les hauts revenus ont vu leurs revenus augmenter. Globalement, au cours des 30 dernières années, les revenus médians de l’OCDE ont augmenté un tiers de moins que le revenu moyen des 10 % les plus riches.
Le groupe des personnes gagnant des revenus moyens s’est réduit au fil des générations : 70 % des baby-boomers faisaient partie de la classe moyenne lorsqu’ils avaient vingt ans, contre 60 % des millennials. Incertaine de ses propres perspectives, la classe moyenne s’inquiète donc de celles de ses enfants ; la génération actuelle est l’une des plus éduquées, et pourtant elle a moins de chances d’atteindre le même niveau de vie que ses parents. L’enquête 2020 de l’OCDE sur « Les risques qui comptent » confirme que 66 % des Français sont assez ou très préoccupés par le risque que leurs enfants ne seront pas aussi aisés et financièrement sûrs qu’eux; ce chiffre est supérieur à la moyenne de l’OCDE (59 %) et plus pessimiste que dans la plupart des pays européens.
L’automatisation et la numérisation entraînent de nouveaux défis pour la classe moyenne. Tant en France que dans l’OCDE, en moyenne, un travailleur à revenu moyen sur six occupe un emploi qui présente un risque élevé d’automatisation. De nombreux jeunes peinent à passer de l’école au travail avec un parcours stable, et beaucoup d’entre eux ne parviennent à décrocher qu’une succession de stages, de contrats à court terme, de sous-emplois et d’emplois instables. La pandémie n’a fait qu’aggraver cette situation. Le risque est grand que les cicatrices de cette situation nuisent de manière permanente à la carrière des jeunes et à leurs revenus au cours de leur vie.
Parallèlement, le coût des biens typiques associés à un mode de vie de classe moyenne a augmenté plus vite que l’inflation. Il est de plus en plus difficile de trouver un logement abordable. Au cours des deux dernières décennies, la part du logement dans les dépenses des ménages a augmenté plus que tout autre poste, devant l’alimentation et l’habillement, les transports, la santé et l’éducation. Cela s’explique notamment par la hausse des prix du logement, en particulier pour les locataires : depuis 2005, les prix des loyers ont augmenté dans tous les pays de l’OCDE sauf deux. Les premiers éléments montrent que la pandémie a fait grimper les prix des logements en raison de l’augmentation de l’épargne des ménages les plus aisés, d’un environnement de taux d’intérêt bas et d’une offre insuffisante pour répondre à la hausse de la demande.
Les gouvernements disposent d’un ensemble d’outils pour améliorer la situation de la classe moyenne. Mais il n’existe pas de solutions faciles et à court terme. Les évolutions démographiques, économiques, sociales et technologiques signifient que les gens – et les décideurs politiques – doivent naviguer dans un environnement de plus en plus incertain. Les choix éducatifs et professionnels, par exemple, qui étaient jusqu’à récemment considérés comme des « valeurs sûres », ne suffisent plus à garantir une carrière stable et bien rémunérée. Comme le montrent les travaux de l’OCDE sur le vieillissement et les inégalités, le risque d’accumulation des désavantages a augmenté, les risques de chômage, de mauvaise santé, de faible niveau d’éducation et de handicap s’aggravant et mettant en péril la cohésion des sociétés.
Pour avoir un impact durable, il faut s’attaquer aux vulnérabilités à la racine, et non pas lorsque les inégalités sont déjà profondément enracinées et difficiles à inverser. Cela nécessitera toutefois de revoir complètement notre façon de penser et de concevoir les politiques. Il faut adopter une approche politique fondée sur le cycle de vie, en commençant par la petite enfance jusqu’aux jeunes adultes, lorsque les bases des inégalités socio-économiques sont posées. Les investissements précoces doivent être suivis d’interventions politiques durables à des moments critiques de la vie des gens, tels que la transition de l’école au travail, les périodes de chômage, les problèmes de santé et le handicap, mais aussi d’autres événements de la vie tels que le divorce et l’éclatement de la famille, ou les risques de sans-abrisme.
Cela ne peut fonctionner que si les gouvernements adoptent une approche horizontale : les ministères de l’éducation et des compétences, du travail, des affaires sociales, de la santé et du logement doivent tous travailler ensemble. Et cela implique bien sûr un rôle central pour les ministères des finances, non seulement dans la révision des systèmes d’imposition et d’indemnisation afin de soutenir les groupes vulnérables et d’empêcher la poursuite du glissement de la classe moyenne, mais aussi dans l’allocation des budgets entre les domaines politiques et tout au long du cycle de vie. Les partenaires sociaux et la société civile, qui peuvent identifier les risques à un stade précoce et y faire face sur le lieu de travail et dans la société, sont des partenaires clés dans ce processus. Il est grand temps d’ agir. Ne perdons pas un jour de plus.